Faute de connaissances, les premières personnes véganes ont fait les frais d’expériences prématurées, que certaines mouvances hygiénistes perpétuent en suggérant que l’alimentation originelle de l’espèce humaine était plus naturelle, strictement végétale et crue, sans complément alimentaire ni aucun médicament, et donc meilleure pour notre santé.
La pérennité des espèces animales repose au moins sur leur capacité à parvenir à l’âge de la reproduction [1]. À l’échelle d’une vie humaine, la période reproductive est relativement courte, et d’autant plus réduite que l’espérance de vie a considérablement augmenté [2]. Une alimentation qui assure la reproduction de l’espèce n’est pas une garantie de longévité en bonne santé. Ce sont deux choses bien distinctes. À ce jour, la survie d’un nombre suffisant d’individus jusqu’à l’âge de la reproduction est la seule chose que les alimentations du passé aient jamais garantie.
L’alimentation originelle, c’est celle qui aurait précédé toutes les traces de chasse qui jalonnent l’ensemble des sites archéologiques. L’époque est si lointaine que les éléments de preuve dont la science dispose sont extrêmement réduits. Ce domaine de recherche n’est toutefois pas totalement vierge ni au-delà de toute logique.
L’absence d’armes, ou de toute technique de chasse, a été supposée. Il est cependant impossible de l’affirmer avec certitude, car l’usage d’un simple bâton, d’un caillou ou de tout autre objet est à la portée des enfants. Plutarque avait déjà distingué l’espèce humaine des carnivores stricts [3], mais l’absence de griffes et de crocs n’empêche personne de collecter à mains nues des insectes, des œufs d’oiseaux, des escargots, des crustacés et parfois même de petits vertébrés malchanceux. Le corps humain est trop agile pour exclure a priori l’intégralité des produits d’origine animale des alimentations originelles.
L’étude des rares échantillons dentaux du genre Homo ne plaide pas en faveur d’une alimentation strictement végétalienne (forme et répartition des dents, occlusion des mâchoires, traces d’usure, etc.), mais d’une diversification progressive vers les tissus animaux et des nourritures plus dures [4].
Les comparaisons anatomiques qui ont été publiées par Cuvier (1769-1832) ont rapproché l’humanité des orangs-outangs, qu’on croyait alors exclusivement fruitariens [5]. Bien que les véganes réfutent le modèle animal pour des raisons éthiques, des courants naturalistes se sont appliqués à défendre un fruitarisme naturellement strict. Les observations les plus récentes démontrent au contraire que, à l’exception des véganes, aucun hominidé n’a une alimentation strictement végétale :
- Les chimpanzés consomment principalement des fruits, mais les produits d’origine animale constituent environ 4 à 5 % de leur alimentation opportuniste, dont divers insectes et petits vertébrés chassés (colobes) [6].
- Les bonobos consomment principalement des végétaux, mais l’ADN prélevé dans leurs fèces révèle qu’ils consomment également toutes sortes de produits d’origine animale en petites quantités : insectes, rongeurs, petits singes, etc. [7].
- Les orangs-outangs consomment principalement des végétaux, et plus particulièrement des fruits, mais également de la terre, des insectes (fourmis, termites, chenilles) et des œufs d’oiseaux, voire du miel [8].
- Les gorilles peuvent consommer jusqu’à 25 kg de feuilles par jour, à défaut de fruits, en plus d’insectes tels que les vers, les fourmis et surtout les termites. La coprophagie a également été documentée à l’état sauvage [9].
Ces observations réfutent catégoriquement l’idée selon laquelle l’ensemble des alimentations des hominidés auraient été strictement végétales par nature. L’hypothèse d’un végétalisme originel humain ne pourrait donc plus reposer que sur la possibilité d’une différence radicale entre l’espèce humaine et les autres hominidés. Cela impliquerait notamment que l’humanité soit capable d’autosuffisance en vitamine B12.
Le véganisme condamne le modèle animal et son cortège d’expérimentations inhumaines, pour des raisons tant éthiques que scientifiques (les besoins peuvent être très différents d’une espèce à l’autre). L’hypothèse d’une autosuffisance humaine ne pose cependant aucun problème de cet ordre, car les données éthiques en provenance des populations humaines volontaires sont très nombreuses. Le sujet est si bien documenté qu’il n’existe aucune polémique à ce sujet :
- La carence peut présenter des symptômes perceptibles par les individus eux-mêmes, mais il arrive qu’elle n’en présente aucun avant de conduire à un décès prématuré.
- Les besoins moyens du métabolisme humain sont définis à environ 1 microgramme (µg) absorbé par jour, avec une marge de sécurité supplémentaire de 0,5 µg afin de couvrir environ 97,5 % des populations adultes, soit 1,5 µg absorbé par jour.
- Pour parvenir à absorber 1,5 µg, les autorités sanitaires des États-Unis, du Canada ou de la France recommandent de consommer 2,4 µg de vitamine B12 (biodisponible) tout au long d’une journée (d’autres posologies tiennent compte de prises plus espacées en offrant exactement la même garantie).
- Faute de complémentation ou de produits enrichis en vitamine B12, les alimentations végétales conduisent à la carence systématique.
- Une carence au niveau cellulaire est confirmée par l’analyse du taux d’acide méthylmalonique dans le sang ou dans les urines.
Le consensus est tel que la communauté scientifique végane internationale a même publié une position collégiale intitulée Ce que tout végane doit savoir sur la vitamine B12. Endossé par l’ensemble des organisations véganes majeures dans le monde, ce texte recommande la complémentation en vitamine B12 à toute personne qui fait le choix d’une alimentation strictement végétale, en insistant sur l’effet critique d’une carence pour les projets de grossesse ou d’allaitement et pour le développement des enfants.
Le fantasme paradisien d’un végétalisme originel survit malgré tout, avec l’espoir de trouver une source de vitamine B12 à l’état sauvage, par exemple :
- Les sols riches et sains sur lesquels aucun pesticide n’aurait été répandu fourniraient suffisamment de vitamine B12 aux légumes, par capillarité.
- L’absence de pesticides permettrait à des symbioses bactériennes productrices de vitamine B12 de se développer à la surface des fruits et des légumes.
- Manger la terre qui se trouve à la surface des légumes constituerait des apports de vitamine B12.
- Certains aliments fermentés constitueraient des apports de vitamine B12.
- Certaines algues constitueraient des sources de vitamine B12.
- Au terme d’une alimentation crue détoxifiante, la lumière intestinale favoriserait un microbiome produisant de la vitamine B12.
Aucune de ces hypothèses n’a résisté aux faits. De nombreux mythes ont marqué l’inconscient collectif, en plaçant la naissance de l’humanité au sein d’un âge d’or, d’un paradis dont la pureté innocente aurait été perdue. Contrairement à ce monde imaginaire, la quête d’une source de vitamine B12 naturelle fiable n’est pas perdue. Elle existe déjà, c’est celle des compléments alimentaires.
La synthèse totale de la vitamine B12 a bien été réalisée par des équipes de recherche, mais elle est si complexe que la vitamine B12 commercialisée est systématiquement d’origine bactérienne. Les bactéries produisent déjà toute la vitamine B12 qui circule dans l’ensemble de la chaîne alimentaire terrestre. L’espèce humaine n’est pas née végétalienne, mais elle a désormais le choix, grâce à l’accès direct à la source originelle de la vitamine B12 : les bactéries.
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NOTES
[1] Berg JM, Tymoczko JL, Stryer L. Evolution requires reproduction, variation, and selective pressure. In: Biochemistry (5th edition). New York: W.H. Freeman, 2002.
[2] Harris ID, Fronczak C, Roth L, Meacham RB. Fertility and the aging male. Rev Urol 2011;13(4):e184-90.
[3] Plutarque. Manger la chair. Ier siècle ap. J.-C.
[4] Ungar PS. Dental Evidence for the reconstruction of diet in African early Homo. Current Anthropology 2012;53(S6):S318-S329.
[5] Georges Cuvier. Le Règne animal distribué d’après son organisation : pour servir de base à l’histoire naturelle des animaux et d’introduction à l’anatomie comparée. Paris: Déterville, 1817; p. 86 et 101.
[6] Les observations récentes démontrent que les chimpanzés chassent et consomment plus de 150 sortes d’animaux de petites et moyennes dimensions, tels que les singes (colobes), les cochons sauvages, les petites antilopes, etc. Cela représente entre 4 et 5 % de leur alimentation. Bien que la chasse en groupe, plus efficace, ait parfois été présentée comme un ciment social, la raison de cette part de produits d’origine animale repose vraisemblablement sur un besoin nutritionnel :
- Stanford CB. Chimpanzee and red colobus: the ecology of predator and prey. Cambridge (Ma): Harvard University Press, 1998.
- Uehara S. Predation on mammals by the chimpanzee (Pan troglodytes). Primates 1997;38(2):193-214.
- Boesch C. Hunting strategies of Gombe and Tai chimpanzees. In: Wrangham RW, McGrew WC, De Waal FBM, Heltne PG (eds). Chimpanzee cultures. Cambridge (Ma): Harvard University Press, 1994.
- Uehara S et al. Characteristics of predation by the chimpanzees in the Mahale Mountains National Park, Tanzania. In: Nishida T, McGrew WC, Marler P (eds). Topics in primatology. Tokyo: University of Tokyo Press, 1992.
- Boesch C, Boesch H. Hunting behavior of wild chimpanzees in the Taï National Park. Am J Phys Anthropol 1989;78(4):547-73.
- Goodall J. The Chimpanzees of Gombe: patterns of behavior. Cambridge (Ma): Harvard University Press, 1986.
- Teleki G. The Predatory behavior of wild chimpanzees. Lewisburg: Bucknell University Press, 1973.
[7] Les observations et les constatations par analyses d’ADN dans les échantillons de fèces se multiplient. Les bonobos ne sont pas végétariens (image de colobe rouge consommé) :
- Hofreiter M, Kreuz E, Eriksson J, Schubert G, Hohmann G. Vertebrate DNA in fecal samples from bonobos and gorillas: evidence for meat consumption or artefact? PloS One 2010;5(2):e9419.
- Surbeck M, Fowler A, Deimel C, Hohmann G. Evidence for the consumption of arboreal, diurnal primates by bonobos (Pan paniscus). American Journal of Primatology 2009;71:171-4.
- Hohmann G, Fruth B. New Records on prey capture and meat eating by bonobos at Lui Kotale, Salonga National Park, Democratic Republic of Congo. Folia Primatologica 2008;79(2):103-10.
- Surbeck M, Hohmann G. Primate hunting by bonobos at LuiKotale, Salonga National Park. Current Biology 2008;18(19):R906-R907.
[8] Au rythme des saisons, de 2 à 15 % de l’alimentation des orangs-outangs peuvent être constitués de produits animaux tels que les fourmis (les plus piquantes), certains termites (et de la terre de termitière), des chenilles, des criquets (source de B12), du miel, quelques œufs d’oiseaux, etc. :
- Knott CD. Changes in orangutan caloric intake, energy balance, and ketones in response to fluctuating fruit availability. International Journal of Primatology 1998;19(6):1061-79.
- Rijksen HD. A Field study on Sumatran orang utans (Pongo pygmaeus abelii Lesson 1827): ecology, behaviour and conservation. Wageningen: H. Veenman & Zonen BV, 1978; p. 52.
[9] Les gorilles peuvent passer beaucoup de temps à consommer des termites (source de vitamine B12) et des fourmis (carnivores), ainsi que des chenilles, des escargots, etc. :
- Hamad I, Delaporte E, Raoult D, Bittar F. Detection of termites and other insects consumed by African great apes using molecular fecal analysis. Scientific Reports 2013;4: article 4478.
- Deblauwe I. Temporal Variation in insect-eating by chimpanzees and gorillas in Southeast Cameroon: extension of niche differentiation. International Journal of Primatology 2009;30:229-52.
- Deblauwe I, Janssens JPG. New Insights in insect prey choice by chimpanzees and gorillas in Southeast Cameroon: the role of nutritional value. Am J Phys Anthropol 2008;135(1):42-55.
- Cipolletta C, Spagnoletti N, Todd A, Robbins MM, Cohen H, Pacyna S. Termite feeding by Gorilla gorilla gorilla at Bai Hokou, Central African Republic. International Journal of Primatology 2007;28(2):457-76.
- Yamagiwa J, Mwanza N, Yumoto T, Maruhashi T. Seasonal Change in the composition of the diet of eastern lowland gorillas. Primates 1994;35(1):1-14.
- Rothman JM, Pell AN, Nkurunungi JB, Dierenfeld ES. Nutritional Aspects of the diet of wild gorillas. In: Newton-Fisher NE, Notman H, Paterson JD, Reynolds V (eds.). Primates of Western Uganda. New York: Springer-Verlag, 2006; p. 153-169.